CHAPITRE IV
Un vent glacial soufflait sur la plaine et dispersait les nuages.
L’épais manteau neigeux absorbait tous les bruits. Le Vioter et Emna avaient confectionné des vêtements de fortune avec les couvertures qu’ils avaient trouvées dans une maison abandonnée.
À peine avaient-ils débouché du passage voûté qu’un froid intense les avait saisis et qu’ils avaient dû se blottir l’un contre l’autre pour se transmettre leur chaleur corporelle. Rohel n’avait pas été seulement surpris par le brusque changement de climat, il était resté perplexe devant la muraille, se demandant par quel prodige les blocs de granit s’étaient subitement transformés en briques rouges. Il avait douté d’avoir encore toute sa raison jusqu’à ce qu’un murmure s’élevât dans le silence de son esprit.
— Nous n’avons pas seulement franchi un mur de pierres, nous avons pénétré dans un autre espace-temps. La traversée de la porte nous a pris quelques secondes, mais plusieurs siècles nous séparent désormais du monde extérieur, de la Petite-Babûlon.
— La Petite-Babûlon ? s’était-il spontanément exclamé.
Les lèvres de la jeune femme, bleuies par le froid, avaient esquissé un sourire. Ils pouvaient maintenant communiquer, chacun à sa manière, elle par le canal de la pensée et lui par le truchement de la voix.
— La ville d’où nous venons. Nous sommes entrés dans la grande Babûlon, la cité fondée par les dieux exilés.
Il lui avait fallu un certain temps pour s’accoutumer à cette manière de converser. Il avait la désagréable impression que sa propre façon de s’exprimer brisait l’harmonie et la douceur des pensées de son interlocutrice. Il avait donné un coup de pied dans une congère, autant pour se débarrasser des éclats de neige qui jetaient de l’acide sur ses brûlures que pour évacuer le découragement qui le gagnait.
— Je me contrefous de Babûlon et des dieux exilés ! avait-il hurlé. Je dois me rendre dans le pays de Cirphaë !
— Le nom de Cirphaë n’éveille en moi que des souvenirs confus. Peut-être me reviendront-ils avec le temps.
Il s’était retourné, avait fixé la jeune femme aussi pâle que la neige environnante, avait pris conscience de la stupidité de son attitude.
— Comment t’appelles-tu ? avait-il demandé d’une voix radoucie.
— La vieille Fraoud, la femme qui m’a recueillie, m’a donné le nom d’Emna.
— Nous reprendrons cette conversation plus tard, Emna. Si nous restons ici, nous finirons par geler sur place.
Il avait posé le bras sur les épaules de la jeune femme et l’avait serrée contre lui. Ils avaient marché ainsi enlacés sur une distance qu’ils auraient été incapables d’évaluer. Leurs pieds s’étaient rapidement engourdis et le froid avait peu à peu gangrené leurs jambes, anesthésiant la douleur de leurs plaies, paralysant progressivement leurs nerfs et leurs centres moteurs. Ils n’avaient aperçu, pour tout relief, que de maigres bosquets qui parsemaient la plaine blanche. Aucune construction, aucun bâtiment, aucun signe distinctif de civilisation. Emna avait fouillé dans la mémoire de sa mère mais elle n’y avait trouvé que cette même impression de monotonie, de lassitude. La lutte contre le froid avait ensuite mobilisé toute son énergie. Elle avait marché de manière mécanique, hypnotique, calquant ses pas sur ceux de Rohel, puisant dans ses dernières réserves de volonté pour actionner ses jambes, resserrant instinctivement les doigts sur le cristal aussi froid qu’un cube de glace.
Le Vioter avait aperçu, dans le lointain, une forme sombre qui ressemblait à une maison. Galvanisé, il avait exhorté Emna à presser le pas. Il avait soutenu la jeune femme, frigorifiée, à bout de forces, pour l’aider à parcourir les derniers mètres. Il n’avait pas eu besoin de pousser la porte pour entrer dans la bâtisse. Le toit en partie effondré, les murs noircis, l’absence totale d’huisseries et quelques meubles à demi brûlés indiquaient qu’elle avait été ravagée par un incendie. Un corps à demi carbonisé gisait dans une étrange position contre un pilier de soutènement. Rohel avait déniché des couvertures intactes dans une pièce épargnée par les flammes. Il en avait recouvert Emna, s’était lui-même emmitouflé dans trois épaisseurs de laine. Il avait cassé les restes des meubles pour en faire du petit bois, les avait entassés dans les vestiges d’une cheminée, avait trouvé des bâtons inflammables dans une boîte en fer hermétique, les avait frottés sur les tomettes de terre cuite et, après trois tentatives infructueuses, était parvenu à allumer un feu.
La chaleur les avait sortis de leur engourdissement. Le retour de la vie dans leurs membres transis s’était accompagné de douleurs aiguës. Les brûlures de Rohel s’étaient réveillées de manière brutale et des épingles chauffées à blanc s’étaient enfoncées sous ses ongles. Incapable de contenir la souffrance, il s’était tordu de douleur sur le carrelage, se dépouillant une à une des couvertures qui l’enveloppaient, libérant des gémissements déchirants.
Emna s’était peu à peu réchauffée et avait recouvré ses facultés mentales et physiques. Les tourments de Rohel, recroquevillé en position de fœtus devant la cheminée, l’avaient d’abord pétrifiée, puis elle avait ressenti de la compassion et, enfin, de nouvelles informations de la mémoire de sa mère étaient remontées à la surface de son esprit.
— Le cristal ne possède pas seulement le pouvoir de neutraliser les lumières protectrices des portes de Babûlon, il soulage également les maladies et les blessures. Enveloppe-le de ton souffle, donne-lui l’énergie de tes mains et pose-le à l’endroit de la blessure en récitant les formules de la guérison. Si les plaies sont multiples, place le cristal sur celle qui te paraît la plus importante et récite les formules autant de fois que tu dénombres de lésions…
Elle avait déplié ses doigts, que l’afflux de sang rendait particulièrement sensibles, avait sorti le bras des couvertures, porté la main devant sa bouche et soufflé sur le cristal qui s’était immédiatement troublé, comme si son haleine l’emplissait d’un nuage lactescent. Elle n’avait pas eu besoin de le serrer entre ses mains pendant quelques minutes pour le charger de sa vitalité, comme le voulait le rituel, elle ne l’avait pas lâché depuis qu’ils avaient franchi le rempart et il avait eu tout le temps de s’imprégner de son énergie. Accroupie près de Rohel, elle avait profité d’un moment où il restait immobile, prostré, pour examiner ses brûlures. Elle n’avait eu aucun mal à choisir la lésion sur laquelle appliquer le cristal : son mollet gauche s’ornait d’une impressionnante zébrure brune boursouflée et crevassée en plusieurs endroits. Elle donnait l’impression d’être la mère des cloques de moindre importance qui se répandaient sur toute la jambe et montaient jusqu’aux hanches, aux fesses et au bas du dos.
C’est là qu’elle avait posé la pierre, prenant d’infinies précautions pour ne pas ranimer la douleur qui s’était provisoirement assoupie. D’incoercibles tremblements avaient agité les membres de Rohel lorsque le cristal était entré en contact avec ses tissus cutanés endommagés, mais il n’avait pas cherché à s’en débarrasser, comme s’il avait compris que cette désagréable adhérence était nécessaire à l’amélioration de son état.
Emna n’avait eu aucun effort à fournir pour se remémorer les formules de guérison. Les incompréhensibles syllabes étaient venues s’échouer silencieusement sur ses lèvres et elle les avait intérieurement prononcées pour chacune des brûlures qu’elle avait inventoriées. Le cristal avait changé de couleur à plusieurs reprises, variant du noir le plus profond au blanc le plus pur en passant par toutes les nuances du rouge, du bleu et du jaune. Il semblait avoir une vie propre, modifier à loisir sa structure selon les besoins de la personne qu’il soignait. Apaisé, Rohel s’était endormi. Emna avait disposé la pierre de manière à ce qu’elle poursuive son œuvre de cicatrisation, avait étalé plusieurs couvertures sur le corps de son compagnon d’infortune puis avait ravivé le feu en jetant les derniers restes de meubles dans la cheminée.
Elle avait exploré sa mémoire implantée en attendant le réveil de son compagnon. La principale difficulté résidait dans le fait qu’elle devait remonter les souvenirs à rebours, inverser la chronologie après l’avoir reconstituée. Ensevelie sous les couvertures, elle s’était concentrée sur le moment où sa mère avait débouché dans ce niveau spatio-temporel de Babûlon, le dernier avant le monde extérieur… D’abord une impression d’éblouissement, comme la lumière du jour après un long séjour dans les ténèbres. Les colonnes d’un temple… Un village perché au sommet d’une montagne… Des hommes vêtus de robes grises la regardent avec méfiance… Un vieillard lui indique la direction de l’est, là où se dresse le rempart, là où se trouve la porte qui donne sur le monde extérieur, le monde de l’animalité, de l’humanité reniée par les dieux… Une descente périlleuse… Les ailes des rapaces la frôlent et leurs cris rauques lui meurtrissent les tympans… La plaine… Elle marche sous la chaleur accablante d’un astre flamboyant…
Emna ne s’était pas laissé entraîner par le flot d’images et de sensations qui tendait spontanément à la rapprocher du moment présent, elle s’était efforcée de retourner dans le village du haut de la montagne, de pénétrer dans le temple où flânaient des odeurs d’encens, de sortir de nouveau du couloir temporel. Elle avait ainsi pris conscience que le passage donnait dans la nef, qu’il n’était protégé ni par une porte ni par un quelconque système de bouclier lumineux mais qu’il était simplement gardé et vénéré par ces hommes aux regards brillants. Elle avait erré dans la ruelle qui partait du bâtiment central, un édifice dix à vingt fois plus volumineux que les maisons d’habitation au toit rond et aux murs blancs…
— Tu as perdu ça !
Elle avait rouvert précipitamment les yeux. Une main se promenait à quelques centimètres de ses yeux. Le premier instant de surprise passé, elle avait aperçu le visage souriant de Rohel. Elle avait saisi d’un geste furtif le cristal qui brillait au creux de sa paume.
— Je ne sens plus mes brûlures, avait-il déclaré. Je suppose que cette rémission miraculeuse a un lien avec la présence de ta pierre sur mon mollet.
Il s’était levé et avait soulevé les couvertures pour montrer ses jambes. Il ne restait pratiquement plus rien des lésions, de vagues cicatrices légèrement plus claires que le reste de la peau. La chaleur douce des quelques braises qui rougeoyaient sous les cendres n’empêchait pas le froid de réinvestir la maison.
— Il ne me reste plus qu’à te remercier, avait poursuivi Rohel. Ces maudites blessures auraient fini par me rendre fou.
Elle l’avait fixé avec des lueurs d’étonnement et de reproche dans les yeux.
— C’est à moi de te remercier. Si le feu t’a mordu, c’est parce que tu es venu m’arracher de ses bras. Sans toi, le vent aurait dispersé mes cendres et la mémoire du peuple des gynes aurait été à jamais égarée.
— Le peuple des gynes ?
Elle s’était levée à son tour et avait esquissé quelques pas pour se dégourdir les jambes.
— Le peuple du dernier espace-temps de Babûlon. Le peuple dont je suis issue. Le gynécal a ordonné à ma mère de me transporter dans le monde extérieur, de me mettre à l’abri des soldats noirs et de me transmettre sa mémoire.
— Des soldats noirs ?
Bien que peu évocateurs, ces deux mots avaient instantanément évoqué les Garloups dans l’esprit de Rohel. Il avait lutté contre un représentant du Cartel de Déviel dans le réseau-Temps, et les êtres des trous noirs, renseignés sur ses intentions, mettraient tout en œuvre pour l’empêcher de passer dans le pays de Cirphaë et de récupérer Lucifal.
— Nul ne sait d’où viennent ces hordes. Elles ont déferlé sur le monde des gynes, elles ont semé la mort et la désolation, elles ont rassemblé les survivants et les ont emmenés avec eux.
— Qu’est devenue ta mère ?
Les yeux d’Emna s’étaient embués.
— Elle a enterré le cristal avant de me transmettre sa mémoire. Elle ne pouvait pas revenir sur ses pas. Elle était malade. Je suppose qu’elle a préféré se jeter dans la lumière du rempart plutôt que d’agoniser dans le monde extérieur.
Les larmes avaient coulé sur ses joues. Rohel avait ressenti la détresse qui imprégnait les pensées de la jeune femme.
— Et sa mémoire te revient par bribes ? avait-il demandé d’une voix douce. C’est pour ça que tu as hésité devant la porte du rempart ?
Elle avait acquiescé d’un mouvement de tête et contemplé pendant quelques secondes les éclats mourants du feu.
— Rien ne t’oblige à m’accompagner jusqu’à l’espace-temps des gynes. Tu as déjà fait beaucoup pour moi et l’histoire de mon peuple ne te concerne pas.
Il s’était rapproché d’elle, l’avait saisie par les épaules et l’avait serrée contre lui.
— Je me le reprocherais toute ma vie si je t’abandonnais, avait-il murmuré. Et puis je n’ai plus vraiment le choix : je ne peux ni retourner en arrière ni rester dans cet espace-temps. J’espère seulement que la mémoire de ta mère contient les informations dont j’ai besoin.
La chaleur associée de leurs deux corps les avait enfermés dans un cocon bienfaisant.
— Rien ne prouve qu’elle me reviendra dans son entier. Les dix-huit années passées dans la Petite-Babûlon ont peut-être définitivement occulté les souvenirs qui ne sont pas directement reliés à la vie de ma mère.
— Je prends le risque. Tu as une idée de la direction à suivre ?
— Nous devons trouver un village sur une montagne.
— Plutôt vague comme description…
— Traversons la plaine. Je reconnaîtrai la montagne lorsque je la verrai. Le passage temporel part de l’intérieur d’un temple.
— Allons-y, nous n’avons plus rien à faire dans cet endroit.
Ils avaient fabriqué des chaussons et des vêtements grossiers avec les couvertures, se servant de couteaux rouillés – c’est seulement à cet instant que Rohel s’était aperçu qu’il avait perdu sa dague – et de bouts de ficelle qu’ils avaient découverts dans une buanderie. Puis ils étaient sortis et avaient affronté la bise chargée d’humidité.
Ils arrivèrent en vue des premiers contreforts rocheux à la tombée de la nuit. En second plan, le massif montagneux recouvert de neige se dressait comme un spectre silencieux et menaçant dans l’obscurité naissante. Ils n’avaient pratiquement pas communiqué de la journée, gardant leurs forces pour combattre l’humidité glaciale qui se glissait par les multiples interstices de leurs vêtements de fortune. Certaines ficelles avaient lâché sous les assauts du vent et ils étaient obligés d’agripper les pans relâchés des couvertures pour les retenir de s’envoler. Ils ne sentaient déjà plus leurs pieds sous les couches extérieures déchiquetées de leurs chaussons rudimentaires.
Rohel jeta un coup d’œil anxieux sur la montagne. Il ne discernait aucune agglomération, aucune habitation, aucune grotte sur ces versants recouverts d’une neige immaculée. Déjà en hypothermie, ils ne survivraient pas à la nuit s’ils ne trouvaient pas rapidement un abri. La température descendrait de quelques dizaines de degrés et le froid les emporterait dans un sommeil éternel.
— Je n’en peux… plus… plus…
Le langage télépathique d’Emna avait perdu de sa netteté. Le Vioter ne percevait plus que des murmures diffus qui se mêlaient à ses propres pensées et ajoutaient à la confusion de son esprit. Ils marchaient à présent sur un sol dur et glissant, la neige crissait sous leurs pas.
Ils progressèrent en direction du massif jusqu’à ce que la nuit ensevelisse les reliefs.
— Je n’en… peux plus…
Emna s’effondra sur la glace. Rohel se pencha sur elle, la releva, glissa le bras sous son aisselle et la soutint sur plusieurs centaines de mètres. Elle avait perdu toute volonté, toute envie de se battre. Il prit conscience qu’il était lui-même exténué et qu’il n’irait pas bien loin avec un tel poids mort sur les bras. Il sentit contre sa cuisse la lame rouillée du couteau qu’il avait passé dans une ceinture de corde avant de quitter la maison incendiée. Ce contact lui donna une idée. Il s’arrêta, donna quelques coups de pied sur le sol pour en évaluer la consistance.
— Tiens bon ! cria-t-il à Emna. Dans quelques minutes tu seras au chaud.
Il se rappelait que les peuplades des banquises de la planète T’chou se servaient de blocs de glace pour construire leurs habitations et que leur chaleur corporelle suffisait à établir une température agréable et constante.
— Fais vite… Vite…
Bien qu’elle ne maîtrisât pas encore la lecture psychique (une fonction théoriquement réservée aux gouvernantes du gynécal), Emna devina ses intentions et, dans un sursaut de lucidité, s’écarta de lui pour lui rendre sa liberté de mouvement. Avec l’énergie du désespoir, elle refusa de s’allonger dans la neige et de se rendre à l’appel enchanteur du sommeil.
Le Vioter s’accroupit, tira le couteau de sa ceinture et le planta dans la glace. La lame ébréchée ploya dangereusement, vibra un long moment mais elle ne rompit pas. Il s’arc-bouta sur le manche et enfonça le métal jusqu’à la garde. Comme si elle s’était formée récemment, la glace n’offrait que peu de résistance au couteau et il parvint à découper un quadrilatère de cinquante centimètres de longueur et de vingt de largeur. Il lui fut plus difficile d’extirper le bloc car il n’avait pas, pour l’instant, la possibilité de glisser la lame en dessous et de le séparer de sa base. Il dut donc l’arracher comme une dent en dégageant le pourtour et en le faisant osciller sur lui-même jusqu’à ce que naissent et s’agrandissent des lézardes. Il commençait à transpirer sous les couvertures humides. Il ne contrôlait pas totalement ses doigts gourds et ses gestes maladroits lui coûtaient une perte de temps considérable.
— Fatiguée… fatiguée…
— Encore quelques minutes ! cria-t-il.
Aucune étoile ne brillait dans le ciel et des flocons surgissaient de l’obscurité, messagers d’une tempête imminente. L’instinct de survie de Rohel, développé par sa longue formation de princeps et les six années consacrées au Jahad, le service secret du Chêne Vénérable, lui interdit de renoncer. Il redoubla d’ardeur, tailla la glace comme un forcené, entassa les blocs les uns sur les autres pour ériger un premier muret d’une longueur de deux mètres. Il agissait dans un état second, d’une manière totalement mécanique. Il rencontrait de moins en moins de difficulté à découper les blocs, car il pouvait désormais passer la lame du couteau sous leur base et pratiquer des incisions qui en favorisaient l’extraction.
— Fatiguée… Froid… Dormir…
La neige tombait maintenant en abondance et les flocons se posaient sur le tapis poudreux dans un chuchotement soyeux. Le Vioter acheva de bâtir les murs, n’oubliant pas de laisser une ouverture, puis il s’attaqua au toit. Les iglous des peuplades t’chous, de forme ronde, nécessitaient des blocs incurvés, un certain art de la taille donc, mais le moment était mal venu de se lancer dans ce genre d’ouvrage. Il préleva des bandes de plus d’un mètre de longueur et les posa en travers sur les murets, obtenant un toit sommaire qu’il lui fallut ensuite arranger. Il égalisa çà et là, ajusta les blocs, rabota les saillies, reboucha les fissures à l’aide de neige fraîche.
Était-ce la couleur blanche ou la vague forme de parallélépipède, Le Vioter trouva un air de mausolée à son œuvre. Il se demanda si cette construction rudimentaire, qui n’avait pas grand-chose de commun avec les iglous t’chous, réussirait à les préserver de la froidure de la nuit. Le vent s’infiltrait dans ses vêtements de plus en plus relâchés, léchait sa sueur, couvrait sa peau de frissons. Il ne sentait plus ses extrémités et la chaleur générée par son labeur s’estompait rapidement. Un sombre pressentiment le poussa à se retourner. La neige recouvrait déjà le corps d’Emna, allongée quelques mètres plus loin.
Il se précipita vers la jeune femme, la prit dans ses bras et la transporta jusqu’à l’entrée de la cabane de glace. Là, il la poussa à l’intérieur par l’ouverture et se glissa à son tour dans l’étroit espace. Lorsqu’il l’eut halée entièrement sous l’abri, il reboucha l’orifice à l’aide du bloc qu’il avait laissé à l’extérieur. L’air continuait de siffler dans les interstices. Il se défit de ses couvertures – tâche que l’obscurité et l’exiguïté des lieux rendaient particulièrement malaisée –, en installa une devant l’entrée pour enrayer les courants d’air, étala les autres sur le sol. Il se débarrassa également de ses chaussons. Il croyait savoir qu’il était préférable de vivre nu à l’intérieur des maisons de glace, car les étoffes retenaient la chaleur du corps, l’empêchaient de se diffuser.
Il dévêtit ensuite Emna dont les membres rigides et l’absence totale de réaction lui donnaient à penser qu’elle n’avait pas survécu au froid. Il lui glissa le pouce et l’index sous le menton, pressa légèrement la veine jugulaire. Le pouls battait encore, mais très faiblement. Il entreprit alors de la frictionner sur tout le corps pour réactiver la circulation sanguine. Agenouillé à ses côtés, il lui frotta vigoureusement le visage, le cou, les épaules, les bras, les seins, l’abdomen, les hanches, les cuisses, les jambes, puis recommença en partant des pieds et en remontant jusqu’au sommet du crâne. De temps à autre il s’interrompait, vérifiait le pouls de la jeune femme, constatait qu’elle s’en allait tout doucement vers le pays dont on ne revient pas. Il reprenait ses massages avec la rage au ventre, la giflait violemment, lui pinçait la peau, la secouait par les épaules, mais elle ne montrait aucun signe d’éveil ou de retour à la conscience. Il refusa de capituler, de l’abandonner à la glace après l’avoir sauvée du feu. Son agitation se conjuguait à sa colère pour élever sa propre température et il ne se ressentait plus du tout du froid. Il transpirait en abondance, contrôlait de nouveau les doigts de ses mains, de ses pieds.
— Réveille-toi ! Réveille-toi !
Il lui sembla que la peau d’Emna s’assouplissait légèrement, perdait de sa rigidité cadavérique, mais il se garda bien de crier victoire car cette impression était peut-être simplement due à la moiteur de ses propres mains. Il ne pouvait se fier qu’au sens du toucher, il ne voyait rien et les hurlements du vent l’empêchaient de percevoir le souffle de la jeune femme. De même son cœur battait tellement fort que son pouls se confondait avec celui d’Emna lorsqu’il lui pressait la veine jugulaire. Tenaillé par la faim, par la soif, recru de fatigue, gagné par le découragement, il perdait peu à peu de sa conviction, de sa vigueur.
— Réveille-toi !
Il gémissait davantage qu’il ne hurlait, cinglait sans même s’en rendre compte la poitrine de la jeune femme.
— Tu me fais mal…
Il crut avoir rêvé dans un premier temps, puis il suspendit ses gestes et sa respiration. Il entendit les légers crissements des flocons sur les blocs de glace.
— J’ai froid…
Elle était vivante. Vivante. Il poussa un cri de joie, l’enjamba et s’allongea de tout son long sur elle. Ils restèrent dans cette position une grande partie de la nuit. Puis, lorsque le poids de Rohel se fit trop douloureux pour Emna, ce fut elle qui vint s’étendre sur lui. En dépit de leur fatigue, ils ne trouvèrent pas le sommeil. Elle sentit sous son ventre se déployer le désir de son compagnon et elle n’en conçut aucune terreur, aucune répulsion, comme devant Rachaï. Elle s’ouvrit au plaisir et, presque malgré elle, ses lèvres capturèrent la bouche de Rohel, dont les mains volèrent comme des oiseaux ensorcelants sur son corps. Elle n’éprouva ni crainte ni souffrance lorsque la lame de chair se glissa entre ses nymphes et brisa son hymen. Elle comprit seulement qu’elle était enfin sortie de l’enfance, qu’elle avait définitivement coupé les ponts avec son passé. Elle prit également conscience qu’elle transgressait la loi du peuple des gynes. La mémoire de sa mère ne comportait aucun souvenir lié au plaisir de l’accouplement avec un homme : on lui avait injecté des gamètes mâles pour féconder ses propres ovules, mais jamais elle n’avait accueilli le sexe d’un homme, jamais elle n’avait roulé dans ces vagues de plaisir qui naissaient dans la faille de son ventre, submergeaient son corps et l’abandonnaient pantelante, brisée, sur les rives d’un ineffable bien-être.
Ils firent l’amour jusqu’à l’aube. Épuisée, Emna finit par s’endormir sur l’épaule de Rohel qui resta parfaitement éveillé. Il n’avait pas cédé à la supplique de la petite mort, frôlant les cimes sans jamais tomber dans l’abîme. Il avait dû faire appel à toute sa volonté pour conserver sa précieuse énergie car l’étroitesse de la jeune femme avait agi sur lui comme un puissant stimulant. Elle avait compensé son manque d’expérience par une sensualité débridée, débordante, et, à plusieurs reprises, sans s’en rendre compte, elle avait failli l’entraîner dans le gouffre du plaisir. Or il ne voulait pas gaspiller sa semence, d’une part parce que cette conception de la sexualité relevait de l’enseignement de Phao Tan-Tré, d’autre part parce que les joutes dont il sortait vainqueur avaient la vertu de le régénérer et enfin parce que, même si les circonstances l’amenaient parfois à se frotter à la peau, à la chair, à la salive et à la sueur d’autres femmes, il s’astreignait à réserver le meilleur de lui-même à la féelle Saphyr.
La cabane de glace conserva leur chaleur jusqu’à l’aube. La clarté du jour s’immisça par les interstices de l’ouverture, dessina des flaques claires sur les murs et les couvertures.
— J’ai encore envie que tu me rendes visite.
Redressée sur un coude, Emna le fixait d’un air à la fois provocateur et reconnaissant. Elle avait gagné en beauté en quelques heures, comme une fleur enfin déployée.
— J’ai faim aussi. Tu m’as redonné le goût de la vie.
Il lui sourit, lui caressa tendrement la joue, lui prit délicatement les mains. À cet instant, des grondements transpercèrent les murs de glace de leur abri.